Je suis le vent. Ça fait un moment que je l’ai compris. Plus j’y réfléchis et plus j’en suis convaincu. Je suis transparent, c’est indéniable. Prenons les passants. Ils ne me voient pas. Leurs yeux fixent une perspective loin derrière moi. Le bout de la rue, leur repas du soir. Leurs regards passent sur moi sans même s’accrocher au contour de ma silhouette, comme s’ils glissaient sur la paroi lisse de mon insignifiance. C’est bien la preuve. Je suis transparent, je n’ai pas de visage. Je suis le vent.
J’ai bien observé les gens. Je reconnais leurs gestes, leurs réactions. Quand ils sentent que je m’approche, ils ont ce petit froncement involontaire de sourcils, le signe d’un léger désagrément sans conséquence, qui fait presser le pas. Je pousse un peu plus près. Ils resserrent leur manteau, remontent leur col, rentrent les épaules et accélèrent de plus belle. Avec la peur que je m’insinue sous les pans de leur gabardine à frôler leurs poches. C’est bien moi, le vent.
Je suis un courant d’air. C’est dans ma nature de porter les odeurs. Je passe, les nez se plissent et les badauds soupirent. C’est sûr, les arômes d’ambre et de jasmin ne sont pas à ma portée. Moi, c’est plutôt les odeurs tenaces, les notes aigres, les parfums humains, les relents de la vie qui s’oublie. Toutes ces émanations qui portent loin. De toute façon, moi je ne sens rien, je suis le vent.
Je malmène les poubelles. Je secoue les caddies. Je m’engouffre dans les bouches de métro, les passages encaissés. Je me faufile. Entre les portes, par-dessus les grilles. J’aime bien aller souffler dans des coins abrités où je ne serai pas dérangé. Les habitants méfiants cadenassent leurs portes, calfeutrent leurs volets. Ils pensent que je pourrais m’infiltrer.
Parfois, je hurle et je tempête, blessé de tant d’indifférence, de tant de solitude. Mes bourrasques de colère passent sur la tête des gens et j’existe pour un instant. Regards de mépris, regards de pitié, ils me trouvent enfin un peu d’intérêt. Ils sont rares ces ouragans. Le quidam n’aime pas être dérangé par un vent capricieux, irascible. Et moi je n’aime pas être chassé. Alors mon courroux tombe. Je bougonne. Je me calme. Je me pose sur le bord du trottoir pour n’être qu’un souffle dans leurs chevilles. Assis. Sans bouger. Une coupelle à mes pieds avec quelques centimes jetés. Et une pancarte : « je suis le vent mais je voudrais manger ».
Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture « En roue libre » du 03/02/2016
Très jolie photo accompagnant un beau texte. Bonne soirée
La photo n’est pas de moi (j’aurais bien aimé!) c’est une photo libre de droit (je crois qu’il s’agit de cet artiste: https://pixabay.com/fr/users/Kaz-19203/). En tout cas merci pour le compliment! 🙂
Merveilleux d’imagination et de sensibilité. Bravo
Merci Diane, ça me fait toujours autant plaisir d’avoir vos retours.
C’est à la fois très maîtrisé, très rythmé, surprenant et classique. totalement fluide. Bravo, Carine! Puis-je re-bloguer la semaine prochaine?
Merci beaucoup Gilbert! Bien sûr c’est toujours un honneur d’être re-bloguée!
Jus suite les vents, chaud et forte.
À vous lire, je deviens le vent… Très réussi.
Votre texte m’a décoiffé. Je mets chaque jour une petite pièce dans la coupelle mais, c’est vrai, j’évite trop souvent de regarder le vent dans les yeux. Merci.
Merci! 🙂
J’ai ton texte sous le coude mais la nouvelle co-écrite avec Mariessourire ( Marie-Christine) s’étire sur une semaine, ce qui n’était pas tout à fait prévu au départ…Bien à toi
L’idée est excellente, joliment bien couchée sur un papier de soie soulevé par un doux zéphyr poétique…
Très beau, j’ai été touchée
Merci beaucoup! 🙂
Ce texte est magnifique. Ton écriture me fait penser à celle de Georges Perec 🙂
J’aime énormément ta plume, continue comme ça, je me suis abonné à ton blog et à ta page facebook! 🙂
Merci pour la comparaison! Je rougis! 🙂 Contente de t’avoir fait passé un bon moment de lecture 🙂
Haha 🙂 J’ai commencé à écrire un texte ce matin 😀
J’adore » Je suis le vent » j’aime vraiment ce que tu écris, tes pensées, je suis certain que le vent te remercie 😉
Merci beaucoup Rémi! C’est un plaisir de te faire passer un bon moment de lecture 🙂
Well done ! (comme tout a déjà été dit, c’est difficile d’être original…)