La peur n’attend pas

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Y’a pas grand monde ce soir. Pas de match de foot, pas d’événement particulier. Les rues sont vides, ça aide. Le jaune des murs tire à l’aigre depuis des années. Une couleur maladive comme le teint bilieux d’un visage qui en a trop vu. C’est de circonstance. Les murs en témoins muets des souffrances humaines. C’est peut-être pour ça qu’on ne les repeint pas. Au plafond, un des néons clignote par intermittence, sans régularité. Son grésillement agaçant souligne l’évidence du silence. Je devrais être soulagée, trouver ça reposant. C’est tout le contraire. Ça m’énerve. Les internes sont partis se reposer. Un seul s’active au bout du couloir, passant discrètement de chambre en chambre. Je vois son reflet déformé s’agiter dans la brillance du lino bleu pâle. Les autres infirmières sont parties prendre un café. Elles m’ont laissée là. Au cas où.

Les gens qui arrivent ici veulent tous voir le docteur. Tout de suite. Maintenant. C’est urgent. Le spécialiste, avec ses beaux diplômes. Souvent ils connaissent même leur nom et n’en démordent pas. « On est là pour le Docteur Maliant. C’est pour mon mari, vous voyez… ». Nous, on est juste « Mademoiselle ». Et on compte un peu pour du beurre. Bien sûr, on accueille, on aide, on fait les prises de sang, on ajuste les oreillers. On explique, aussi. Mais c’est pas pareil. Ça se voit bien dans leurs yeux. Nos mots n’ont pas le même poids. Ils n’ont pas l’autorité du titre. Ils n’ont pas force de vérité. Pourtant on a notre spécialité, nous aussi. Eux, ils soignent les blessures, les malaises, les symptômes graves, inquiétants. Les corps, les bras, les têtes, les cœurs. Mais nous, on soigne la peur. La plus évidente : la peur de la mort. Mais pas que. On pousse loin notre spécialisation. La peur de la douleur. La terreur de la piqure, la crainte de la dépendance, de la solitude, l’angoisse de ne plus jamais ressortir d’ici. La peur de se voir tel qu’on est : fragile et éphémère. On maîtrise toutes ses nuances, ses degrés de gravité. Tous ses moyens d’expression aussi. Celle qui coule en larmes discrètes mais incontrôlables. Celle qui s’oublie dans un relâchement de vessie. Celle qui se crie, se hurle, qu’on essaye de noyer dans le bruit. La peur impassible des visages immobiles et contractés, les yeux perdus dans le vide. C’est peut-être celle-là la plus dangereuse : Celle qui ne se dit pas, qu’on garde pour soi, qui ronge les tripes et les cœurs. Il faut être attentive pour la détecter celle-là. On devrait en faire un diplôme de cette habilité là. Soignante mention peur.

Au loin une sirène hurle et se rapproche graduellement. Une ambulance ! D’instinct je me lève. Plus le temps de philosopher. La peur n’attend pas.

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44 réflexions sur “La peur n’attend pas

  1. Votre texte est très bien écrit. Il sonne juste. Je suppose que vous êtes infirmière. On ne peut pas décrire les choses comme vous le faites quand on n’est pas du métier. Oui, il n’y a personne pour s’occuper de la peur., et le temps manque souvent pour se poser, trouver les mots, prendre les mains, écouter …

      • Je ne suis pas tres experte de Facebook ni de blogue mais je me dois de te dire que c’est la première fois que je lis une telle réponse à un commentaire de correction. « Merci !C’est corrige😊 » , réponse simple et douce qui fait du bien à lire. J’aime ton texte. Le premier que j’ai lu, ce matin, « je suis le vent » que j’ai aussi beaucoup aimer partage. Félicitation !

      • Bonjour Michèle! Bienvenue et contente que tu prennes du plaisir à me lire. Merci pour ce gentil commentaire, la journée commence bien 🙂

  2. Pingback: Nouvelles de Carine: La peur n’attend pas | Maître Renard

  3. Bonjour
    Touchant ce billet …J’avais cru que vous étiez infirmière en le lisant car c’est exactement ça ! Je le sais car j’ai été souvent hospitalisé et ces femmes m’ont toujours beaucoup aidé . J’ai même longtemps gardé de relations amicales avec l’une d’entre elle par courrier .

  4. Pour avoir pas mal fréquenté Urgences et autres services hospitaliers ces 6 derniers mois, je voudrais saluer le travail formidable d’écoute des infirmières et aides-soignantes qui trouvent mieux les mots que certains médecins.
    Joli témoignage (peut-être une soupape de sécurité…)
    Bonne journée.

  5. Coucou Carine ! Tu as l’étoffe d’une auteure et c’est pourquoi ton témoignage est aussi bluffant tellement il sonne authentique. Tu es capable d’une telle empathie que tu parviens à vivre mille vies. Dieu merci, en ce qui me concerne, j’ai un immense respect pour les infirmières et leur accompagnement au quotidien de la souffrance, la peur des patients. C’est plus qu’un métier, c’est un sacerdoce et tu leur rend un bel hommage. Merci pour ce beau partage. Bise 🙂

    • Coucou! C’est tellement joli « vivre mille vies »! 🙂 J’aime bien voir la vie au travers des yeux des autres, et entraîner les lecteurs à ma suite, alors ça me fait plaisir si j’y réussis un petit peu 🙂 Effectivement, les infirmières sont indispensables par l’immensité des petits gestes insaisissables qu’elles donnent et redonnent encore. Belle soirée! 🙂

  6. Je suis infirmière en EHPAD, et ce texte sonne tellement juste ! Nous voyons des choses que seuls des soignants peuvent voir (je met les AS et IDE dans le même panier, pour moi en EHPAD, l’un de ne peut pas fonctionner sans l’autre). Les médecins sont là pour « le problème de santé », mais tout ce qui a autour, c’est nous qui les voyons.

  7. C’est complètement ça. On ne va pas « dans le service de l’infirmière Machin » mais « Dans le service du Professeur JeSaisTout » et ça, ça change tout !
    Tant de vérités…

  8. Je confirme certains commentaires, on vous imagine parfaitement en infirmière ou aide soignante, bienveillante, avec l’empathie pour l’âme humaine, la vraie, celle qui n’a pas besoin de diplomes , à part la reconnaisance des malades et des familles ….Que je suis, que j’ai été, que je serais encore… Merci pour ce très beau et bon moment d’humanité !! Martine

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