
Par hasard. Assis devant ton ordinateur, tu as vu apparaître le petit symbole rouge au dessus de la case demande d’amitié de ton réseau social. Ton cercle virtuel allait encore s’agrandir. Manquerait-il un de tes amis à cette version de ta vie que tu n’arrêtais pas d’améliorer ? Non, la photo de la fille, jolie, ne t’évoquait rien. Et pourtant, tu avais cherché loin. De ceux qui t’avaient connu la morve au nez à ceux qui te connaissaient la clope au bec : elle n’en faisait pas partie. Tu as hésité. Mais pas bien longtemps, après tout, elle te plaisait vraiment.
Les premiers échanges, timides, laissèrent vite place à des conversations sans fin qui se prolongeaient au fil des jours. Tu t’émerveillais de tous ces points communs qui s’accumulaient. A chaque nouvelle découverte tu t’écriais : « C’est fou ! Moi aussi ! », en lettres capitales agrémentées de onze points d’exclamation pour bien souligner que seul le destin avait pu vous mettre sur le même chemin. Et chaque exclamation vous rapprochait, abolissant les kilomètres. Tu la sentais si proche, à côté de toi, intangible, mais bien là. Elle te correspondait si bien dans ce qu’elle te dévoilait de sa vie, et tu laissais courir ton imagination sur les zones qu’elle laissait dans l’ombre. Tu ne pouvais rien imaginer qui puisse ternir son image, quoi qu’elle puisse faire ou dire, elle était parfaite. Évidemment, tu te montrais sous ton meilleur jour : tu cachais savamment tes boutons, tu décrivais ta tenue, que tu voulais classe et sexy (alors que tu étais en caleçon, le paquet de chips sur les genoux), tu enjolivais tes prouesses sportives et, merci Google, tu lui montrais aussi que tu avais un peu de culture.
Elle s’enflammait. Elle poussait les conversations de plus en plus loin. Ses phrases s’imprimaient sur tes yeux pour se glisser en doux murmures dans tes oreilles et de là couler le long de ton cou, s’immisçant entre le tissu et ta peau, déclenchant des vagues de frissons. Elle choisissait ses mots pour qu’ils te caressent, qu’ils te frôlent. Tu lui décrivais la danse aérienne de tes mains que tu imaginais sur elle, les chorégraphies savantes de vos deux corps que tu inventais, sans jamais l’avoir vu, son corps te manquait terriblement. Tu n’y tenais plus.
Ton monde s’était inversé. Tu ne vivais que pour la nuit et ce qu’elle te réservait, la journée n’était qu’une longue attente, une veille que tu traversais avec la pâleur de ceux qui vivent en papillon de nuit devant l’écran frémissant. Tu poussais le son de ton ordinateur au maximum, lorsque tu passais dans la cuisine pour te faire un sandwich, et guettais la petite alerte sonore qui te faisait repartir en courant, laissant les tranches de pain à moitié beurrées, esseulées, pour venir découvrir quel message t’attendait dans la fenêtre virtuelle qui ouvrait sur ta nouvelle réalité. Plusieurs fois tu lui avais proposé de vous rencontrer. Malgré ses réponses enthousiastes, elle avait toujours un empêchement. Tu n’en pouvais plus de ces mondes cloisonnés qui ne se rejoignaient que la nuit, par alphabet interposé. Elle était toute ta vie et elle n’en faisait pas partie.
Alors tu te fâchas. Tu posas un ultimatum : ou elle acceptait de te voir, ou tu arrêtais tout. S’ensuivit un silence de plusieurs jours qui te laissa hagard. Tournant comme un lion en cage, passant d’une pièce à l’autre, incapable de te concentrer sur quoi que ce soit, mis à part la vérification de ton téléphone que tu rallumais toutes les quatre minutes. Tu passais sans arrêt sur ton profil facebook, pour t’apercevoir que rien n’avait changé depuis la dernière fois. Jamais les heures ne t’avaient parues aussi longues, les jours aussi vides. Enfin, elle te libéra de cet état second par un OK laconique s’accompagnant d’une adresse et d’une heure.Tu entras dans une sorte de transe, mélange de joie et d’angoisse : et si tu ne lui plaisais pas ? Et si tu ne correspondais pas à l’image qu’elle s’était faite de toi ? Comment serais-tu à la hauteur de ce portrait que tu avais embelli ? … Le jour J, tu fis les quelques kilomètres qui vous séparaient en voiture. Tu avais passé deux heures à te préparer. Tu n’avais pas dormi. Tu t’étais retrouvé devant sa porte, embarrassé, puis tu t’étais lancé, le cœur faisant écho à la sonnerie stridente du bouton que tu n’avais pas relâché.
La porte s’ouvrit lentement, aussi hésitante que la main qui la tirait, si lentement que tu eues envie de la pousser violemment et d’en finir une fois pour toutes. Ton regard se figea. Plongé dans la découverte de la personne qui se trouvait devant toi, tu ne disais rien, et tu essayais de calmer le flot de tes pensées dont la réalité venait de faire céder tous les barrages.
Le garçon, grand et brun, te regardait et endossait successivement tous les costumes jusqu’à ce que tu lui en trouves un qui donne une explication logique à la situation. Il devait s’agir de son frère, de son cousin, de son meilleur ami, venu la soutenir alors qu’elle devait être aussi stressée que toi par cette rencontre, son colocataire peut être… Tu essayais de mettre de l’ordre dans les possibilités, mais sans pouvoir les canaliser. Et tu sentais malgré tout qu’aucune d’entre elles ne collait. Ce garçon te semblait vaguement familier, sans que tu puisses te souvenir exactement pourquoi. C’est alors qu’il s’adressa à toi :
– Salut… Tu veux entrer ?
Sa voix tremblait un peu, une main posée sur la poignée, l’autre posée à plat sur sa cuisse comme pour lui donner une contenance. Tu sentais monter en toi un sentiment d’urgence, un besoin de fuite devant l’imminence d’un drame qu’on devine sans pouvoir l’éviter. Tu préféras rester sur le perron. Tu ajoutas que tu venais voir Samantha, Sam, et qu’elle t’attendait. Sa réponse, « Je suis Sam, je te dois des explications… », te plongea dans un état de stupeur. Pétrifié, tu enregistras son histoire sans pouvoir en traiter les informations.
Samuel, Sam, te connaissait depuis longtemps déjà, vous aviez fréquenté le même lycée et vous étiez maintenant dans la même université. Il t’avait découvert de loin, il avait admiré ton humour, la valeur de ton amitié, il avait fini par t’aimer. Il n’avait jamais pu se résoudre à venir te parler, tu étais toujours tellement entouré, surtout de jolies filles, qu’est-ce que tu aurais pensé de lui ? Un soir, il ne savait pas pourquoi, il avait créé le profil de Samantha. Au départ ce n’était juste que pour quelques jours, histoire de faire ta connaissance, et aussi improbable que ça puisse paraître, d’amorcer une conversation que vous continueriez face à face. Et plus les jours passaient, plus vous vous correspondiez. Vos goûts, vos passions, il t’avait senti si heureux qu’il n’avait pas voulu arrêter. Il serait toujours temps, se disait-il, de te révéler sa véritable identité. En attendant une seule personne occupait ton cœur, et c’était lui, Sam. Bien sûr, il comprendrait si tu lui en voulais, mais à part pour la photo, il ne t’avait jamais menti. C’était bien sa personnalité qui t’avait séduit, ses attentions qui t’avaient touché et ses mot qui t’avaient fait frémir… La personnalité de quelqu’un, c’était bien le plus important, n’est-ce pas ? L’apparence ne voulait pas dire grand-chose, l’essentiel était la beauté intérieure… A ce moment-là, tu ne pouvais plus l’écouter. Tu l’arrêtas d’un geste de la main, la gorge nouée, les lèvres scellées, tu étais incapable de prononcer une parole. Il s’était tu, son silence se heurtant à la barrière de ta main. Tu la baissas lentement et, sans un mot, tu lui tournas le dos pour le planter là. Il te rattrapa, te glissant un petit papier dans la main. « Si jamais tu… » Il ne finit pas sa phrase, tu t’éloignais déjà, ton poing froissant rageusement le papier, mais le glissant néanmoins dans ta poche.
Tu ne savais plus ce que tu ressentais, trop de colère, trop de douleur, l’impression d’avoir été trahi, la sensation d’être ridicule et cette phrase sur la futilité de l’apparence qui résonnait à tes oreilles et qui te faisait redoubler de fureur. Tu claquas la portière, et tu partis, les mains cramponnées au volant, en essayant de refouler le léger doute qu’avait fait naître en toi le numéro que tu sentais brûler dans ta poche.
Pour cet atelier d’écriture, à l’image de Viviane Elisabeth Fauville de Julia Deck, il fallait que le narrateur s’exprime à la deuxième personne (singulier ou pluriel). Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture « En roue libre » du 12/02/2014.