Simone avait trouvé un chariot détaché des autres, esseulé, sa pièce d’un euro coincée en travers de la gorge. C’est celui-ci qu’elle avait choisi. Avec l’âge, on se ratatine, sa tête dépassait à peine derrière l’engin métallique, massif, qui accentuait encore plus sa silhouette chétive. Elle avançait doucement, passant les portes automatiques, savourant l’excitation de son activité principale de la journée, se réjouissant d’avance des petits plaisirs qu’elle allait s’autoriser. Devant elle, l’intégralité de la vingtaine de rayons qu’elle ferait un par un, méthodiquement. Les formes, les teintes, les saveurs, des produits du terroir ou d’ailleurs, elle qui n’avait jamais voyagé, elle avait le monde à portée de main.
Rayon gel douche. Les couleurs explosaient de la richesse des fruits. Les yeux gourmands, elle passait le doigt sur les flacons, en ouvrait certains. D’une légère pression, elle recevait un shoot de fruits de la passion ou de caramel pour un court moment extatique. Au rayon des parfums, l’instant était solennel. Elle en avait senti quelques-uns, les avait reposés. Le dernier, par contre, restait dans sa main hésitante. Le reposer ? Le prendre ? Se le permettrait-elle ? Les yeux brillants, d’un geste large qui ramena d’abords la bouteille contre sa poitrine, elle le posa tout au fond du caddie, à côté d’une crème pour les mains et d’un rouge à lèvres prune. Les enfants criaient, les conversations fusaient, des mères s’époumonaient, des couples s’affrontaient. Autour d’elle la rumeur du monde bourdonnait, vibrait, mais Simone restait imperturbable. Imposant aux pressés son sourire et son rythme tranquille de personne âgée.
Une impatience enfantine s’empara d’elle à l’entrée des desserts. Chocolat, vanille, fraise, les souvenirs des goûts se coulaient sur sa langue et la faisaient saliver. Elle faisait défiler les pots entre ses doigts. Les crèmes, les flancs, les gâteaux. Il fallait être raisonnable… Les îles flottantes. Oui, juste les îles flottantes. La petite gourmandise vint rejoindre le pâté de campagne aux cèpes et la fougasse moelleuse. Plus son chariot se remplissait, plus ses yeux s’allumaient. Dure négociation entre la raison et le plaisir, chaque article était une étincelle de joie qui venait s’ajouter au feu de son regard.
Elle arrivait au bout des allées. Devant les laitues, elle aborda un jeune homme pour lui demander l’heure. Midi moins le quart. Le doux sourire de Simone disparut. Elle se dirigea vers les noix et les fruits secs, dernier rayon du magasin, souvent désert. Elle s’assura qu’elle était seule et son regard se posa sur le chariot. Ses deux mains sur la poignée horizontale hésitaient à le lâcher. Elle ferma les yeux et visualisa les miettes de pain à côté du pot de pâté vide, la cuillère devant ses lèvres prunes, puis le nuage sucré aux accents de vanille fondre dans sa bouche. Coupée du monde, elle imaginait les odeurs, les saveurs. Dans un soupir elle lâcha enfin le caddie et l’abandonna contre le mur.
Elle pressa le pas, serrant contre elle son petit sac à main râpé. Elle ne regardait plus les rayons, mais se dépêchait vers la sortie sans article. Il devait bien être midi maintenant… Elle était en retard. En passant les portes vitrées, elle resserra les pans de son imperméable hors d’âge. Sa silhouette grise glissa le long de quelques rues. De ses jambes fines, elle trottait. Trop vite pour qu’on puisse remarquer l’accroc dans ses bas épais ou l’usure de ses chaussures. Gauche, puis droite, l’épicier, puis l’école, elle ne ralentissait pas le pas. Enfin elle aperçut sa destination et réprima le sentiment d’abattement qu’elle sentait poindre. Elle était restée trop longtemps. Combien étaient-ils déjà à patienter ? Elle vint se placer tout à la fin de la queue déjà longue de ceux qui attendaient l’ouverture du secours populaire.
Texte écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture « En roue libre » du 30/04/2014.