Maude

Bougie

 Elle en avait assez. Elle s’observait dans la glace, le regard parcourant le paysage généreux de son corps, ce décor sinueux fait de dizaines de replis, de monticules et de buttes qui l’avait souvent complexée. Elle avait toujours été forte, depuis toute petite. Elle n’y pouvait rien, qu’elle se contente d’une pomme c’était comme si elle mangeait un beignet, ou un beignet aux pommes, elle ne perdait pas un gramme. Elle l’avait accepté. Les autres non. Au quotidien, tous étaient là pour le lui rappeler. Des proches, cachant mal une certaine pitié, qui lui demandaient si vraiment elle ne voulait pas essayer de faire un peu de sport. Jusqu’aux complets inconnus qui, dans les restaurants, laissaient courir leurs yeux de son dessert à ses hanches rebondies, leurs sourcils froncés de réprobation, de jugement, de sévérité. Tous ces regards qui lui disaient qu’elle le cherchait bien. Ces regards qui l’isolaient et la condamnaient à la solitude. Ils coulaient sur elles, liquides, creusant des rigoles, ravinant ses reliefs, se déversant en elle, jusqu’à ce que la limite soit atteinte. Et certains soirs, le barrage cédait, elle pleurait, seule, assise sur son lit.

Maude en avait marre de la solitude. Alors elle se lança. Elle choisit le site de rencontres parmi la vingtaine existant sur internet. Et elle se créa un profil. Elle se prit en photo, prise de vue en plongée. On voyait principalement son visage, encadré par un savant jeu d’ombres. Ses rondeurs se perdaient dans la déformation de la perspective. Sa présentation, pleine d’esprit, décrivait son goût de la vie, de la mer et du soleil, son envie de profiter, de partager.

Il s’appelait Matthieu, avec deux t. Il n’avait pas de photo, mais il disait se retrouver dans les mots de Maude, il en ajoutait d’autres qui venaient s’accorder parfaitement avec elle. La destinée, disait-il, il ne faut pas la laisser passer… Ils échangèrent leurs numéros.

Sa voix, grave et chaude, l’emportait. Ils parlèrent deux fois, de longues conversations tout en harmonie. Ils convinrent d’un rendez-vous, un café chaleureux, dans un quartier branché de la ville. Maude était lancée sur les montagnes russes des émotions, impatience, appréhension, anticipation, fébrilité. A ce rythme là, son cœur allait se décrocher. Matthieu ne lui avait pas envoyé de photo. Je te reconnaîtrai, avait-il lancé gaiement, convaincant.

Elle arriva avec cinq minutes d’avance, et s’installa à une table avec vue sur l’entrée, chamboulée. Elle essayait de se trouver une contenance, sans succès. Irrésistiblement, elle détaillait tous les hommes qui entraient, elle scrutait leur visage, cherchait leur regard, avec une telle intensité qu’elle en avait mal aux yeux. Les minutes passaient, elle sirotait son coca-cola, se concentrant sur la paille avant que son esprit ne reparte fouiller inlassablement la salle du bar. Son malaise grandissait. Elle avait l’impression que tout le monde l’observait à la dérobée.

Ça faisait maintenant une heure qu’elle était là, il ne viendrait plus. Non, d’ailleurs. Elle était convaincue qu’il était venu. Sûre de l’avoir aperçu. Cet homme qui avait fait une pause au comptoir, dont les yeux s’étaient posés sur elle, quelques secondes de trop, inquisiteurs, qui avait demandé de la monnaie au barman et qui était reparti.

Derrière la façade de ses rondeurs, Maude s’effondra intérieurement. Un glissement de terrain, discret mais certain, qui, en pénétrant la surface de son lac secret, menaçait dangereusement de tout faire déborder. Il était hors de question qu’elle pleure. Pas ici. Elle se leva, régla sa consommation au comptoir et se dirigea vers la porte.

Au moment où sa main s’empara de la poignée, une autre se posa sur son bras. Elle se retourna, un jeune homme se tenait devant elle.

– Bonsoir mademoiselle… Hum… Je n’ai pas pu m’empêcher de vous observer depuis un petit moment déjà. Je n’avais pas envie de partir sans vous parler. Et puis j’ai vu votre visage bouleversé quand vous vous êtes levée alors… enfin voilà, accepteriez-vous de prendre un verre avec moi ?

Des pans de rocher se détachaient encore et créaient quelques remous, mais une phrase résonnait en écho, quelque-chose sur la destinée qu’il ne fallait pas laisser passer. Un petit hochement de tête ponctué d’un sourire humide, elle le suivit jusqu’à sa table où les attendait la douce chaleur d’une bougie.

 

35 réflexions sur “Maude

  1. Un beau message d’espoir qui demontre bien que tout est possible dans la vie.

    Quant a l’ecriture… Tu nous a encore fait partager tout ton talent, avec un jeu subtil de phrases et de mots.

  2. Toujours une écriture fluide et vivante… et lorsque elle amène l’espoir d’une belle rencontre c’est encore mieux. Merci du moment. 🙂

  3. Admirable !
    L’écriture mais aussi l’histoire où sont  » cachées » beaucoup d’idées préconçues , de clichés ….J’ai beaucoup aimé …

    P.S :Le gars qui arrive ….C’est Matthieu ?
    F.

    • Bonjour! Non bien au contraire. Matthieu est vraiment le s… qu’on devine, celui qui plante Maude là après avoir vu à quoi elle ressemble. Le gars de la fin est un inconnu qui la trouve simplement charmante et qui se lance à l’aborder. Un mal pour un bien, la destinée…

  4. Belle nouvelle, qui rappellera sans doute des moments vécus par pas mal de personnes ! Le risque de la vraie rencontre, après celle sur le net…
    Merci aussi pour votre passage sur mon blog photo.

  5. C’est une très touchante histoire. J’ai lu un jour un témoignage d’une jeune femme forte qui avait mis sa photo sur le net et qui avait repris confiance en elle comme cela. Nous sommes victimes des apparences, même dissimulés sous un masque.

  6. J’aurai, moi aussi, aimé dire à quel point cette courte histoire m’a touché, mais tout à déjà été dit. Alors, que faire, sinon fermer les yeux, assis dans le silence. Mentalement revivre, en noir et blanc, cette rencontre, si simple, si belle. Imaginer aussi qu’un peu partout sur la planète, tous les jours, ces rencontres se produisent. De toutes petites choses qui font la beauté du monde. Merci.

  7. Merci pour ce beau texte qui me touche vraiment. Merci aussi pour votre visite sur mon blog. J’essaie de « dire » avec mes images davantage qu’avec mes mots, j’aurais bien besoin d’un atelier d’écriture…

    • Merci beaucoup ! Si vous êtes sur Paris, venez vous joindre à nous! 🙂 L’atelier est très sympa et ça serait très enrichissant d’avoir quelqu’un qui travaille sur les images 🙂

  8. Mais en ce premier mai tu nous racontes un conte de fée moderne!
    C’est si beau, autant le thème que l’écriture.
    J’ai souris en te lisant et pourtant il pleut, il fait gris et froid…
    Merci pour ce beau récit!

  9. J’aime beaucoup ton style tout en fluidité. Tu nous embarques au fil de ton récit vers un quai inattendu. C’est toujours une jolie promenade même si on a peur du chavirage (comme dans « D’autres rêves que les autres » qui ressemble à une succession de souvenirs Proustien). Merci pour ces voyages.

  10. Personnage attachant que Maude, j’ai craint pour elle, et la fin m’a fait chaud au coeur… Les fleurs d’espoir fleurissent dans tous les terreaux… Merci.

  11. Très sympa… Bien amené, avec beaucoup de fluidité même s’il peut y avoir une confusion sur l’homme en une ou deux personnes.

    Si vous m’y autorisé, je rebloguerai volontiers ce récit sur mon site maitrerenardinfo. Je pourrais l’illustrer à moins que vous n’ayez vous même envie de le faire

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